Sauve qui peut la vie  

Nicole Lapierre

Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2015

 

Entre essai et autobiographie, un objet littéraire non identifié pour penser/panser les malheurs du temps

 

Socio-anthropologue, Nicole Lapierre est directrice de recherches émérite au CNRS, auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, dont Le Silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Plock et Changer de nom. Son dernier essai s’intitule Cause commune. Des Juifs et des Noirs ; elle veut y prendre « le contre-pied de cette triste dérive appelé “concurrence des victimes”, trop souvent exhibée et présentée comme une évidence. Ce livre rappelle les affinités, les alliances, les luttes partagées ou les réflexions croisées entre des Juifs et des Noirs, durant le XXe siècle. » Revenant sur cet essai dans Sauve qui peut la vie, à la lumière des travaux de Guillaume Erner (La Société des victimes), de Didier Fassin et Richard Rechtman (L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime) et de Myriam Revault d’Allonnes (L’Homme compassionnel), elle montre que les victimes, « pour être entendues, […] doivent s’engager dans le passage obligé du discours de la plainte. Ce pathos est fait pour susciter la contagion émotionnelle et la compassion. Or, le pathétique ne donne pas les clés de compréhension du tragique de l’histoire. Ni les outils politiques pour tenter d’en infléchir le cours. Il submerge et empêche plutôt de réfléchir. Il ouvre ainsi la faille dans laquelle viennent littéralement s’abîmer et se perdre les nécessaires combats contre toutes sortes d’injustices et d’inégalités.»
Quel rapport, s’étonnera-t-on peut-être, avec les écritures intimes qui constituent la ligne éditoriale des Moments littéraires ? Disons que ce livre de Nicole Lapierre emprunte moins aux formes narratives traditionnelles qu’à celles de l’essai, mais d’un essai autobiographique où l’auteur cherche à faire la genèse de sa pensée et de son œuvre plus scientifique, un peu à la manière des Essais d’ego-histoire publiés en 1987, sous la direction de Pierre Nora, dans la très sérieuse « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard. Le point de départ du livre et l’explication de son titre apparaissent dès le prologue dont le début figure aussi sur la quatrième de couverture :
« Dans ma famille on se tuait de mère en fille. Mais c’est fini. Il y a longtemps déjà je me suis promis qu’accidents et suicides devaient s’arrêter avec moi. Ou plutôt, avant moi. Sauve qui peut la vie ! J’aime cette expression. C’est le titre d’un livre de Jean-Luc Godard de 1980. Mais lui, il avait mis des parenthèses à (la vie), comme une précision, une correction de trajectoire. Le sauve-qui-peut, c’est la débandade, la déroute. Le sauve qui peut la vie, c’est la ligne de fuite, l’échappée parfois belle. J’en fais volontiers ma devise.
Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce qui était une manière d’être – une tendance à parier sur l’embellie, un goût de l’esquive, un refus des passions mortifères, une appétence au bonheur envers et contre tout – avait aussi profondément influencé ma façon de penser. »
Ponctués de citations de Saint-John Perse, les deux premiers chapitres, intitulés « Un kilo de plumes, un kilo de plomb » et « Familles dans la tourmente », sont consacrés à l’histoire familiale, douloureuse, pour des raisons à la fois intimes et historiques, à la croisée du privé et du public, comme toute histoire en somme, mais avec un concentré de malheurs à l’origine : naître Juif en Pologne, émigrer et perdre sa famille dans la Shoah (tel a été le destin d’Élie Lipsztejn, le père de l’auteur) ; l’héritage du suicide du côté maternel, transmis de mère en fille, depuis la grand-mère de l’auteur, jusqu’à sa sœur Francine née en 1940, et morte pendue en 1982, en passant par sa mère Gilberte, qui s’est jetée d’une passerelle sur le périphérique en 1990. Le troisième chapitre « En désespoir de cause » constitue une réflexion à la fois sensible et très informée sur le suicide, que l’on a envie de relire immédiatement après l’avoir lue, notamment pour les analyses lumineuses de Jean Améry, qui donnent à ces pages une dimension méditative exceptionnelle, et laissent sourdre une émotion sans pathos, filtrée par l’intelligence et la lucidité. Les chapitres suivants, « Un goût de France et de science », « L’héroïsme des immigrés » et « Aléas de la mémoire », racontent et analysent le changement de nom d’Élie, devenu Lapierre, son courage pour s’intégrer et construire sa vie et celle de sa famille dans un pays capable de lui faire une place.
Il y a urgence à lire ce livre inclassable, cet OVNI de la rentrée littéraire qui met du plomb dans la tête et des plumes sous les semelles, pour penser ce qui est à vivre aujourd’hui : la crise des migrants, l’intolérance, la xénophobie, le repli identitaire… On aurait envie de rencontrer l’auteur après l’avoir lue, tant elle condense dans un petit volume une multitude de réflexions décisives avec un art du détail, du récit et de la mise en perspective intellectuelle. Ainsi de l’expression « tic au tac », seule erreur d’Élie sur un idiomatisme de sa langue d’accueil, autour de laquelle Nicole Lapierre construit pour finir un appel à la résistance pour « refuser le plomb et l’ombre ». Ce livre, derrière un essai, une autobiographie, un récit, la genèse d’une pensée et d’une carrière, est un manifeste « pour résister au mauvais temps présent », et une fête de l’intelligence. C’est pourquoi il faut le lire, et le relire.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 35